France Sushi : Comment le projet Whisky San a-t-il vu le jour ?
Fabien Rodhain : En rédigeant la première page intitulée « Une histoire de rencontres » comme petit avant-propos, je me suis rendu compte que l’idée était née il y a 10 ans, presque jour pour jour. Comme quoi, la BD, ça se fait sur le long terme ! Bon, c’est pas toujours comme ça. Mais en l’occurrence, il y a 10 ans, j’étais chez des amis en plein milieu de la Belgique. Ils savaient que ma femme s’intéressait au whisky, boisson qu’aimait particulièrement son grand-père, déjà décédé à l’époque et qu’elle adorait. Nos amis nous ont emmenés à Orp-Jauche, le village d’à côté de 80 ou 100 habitants, où avait lieu une dégustation dans une maison appelée We Are Whisky. Je m’attendais évidemment à déguster des whiskies écossais et irlandais, mais on nous a aussi proposé du whisky japonais. Moi qui n’y connaissais rien, je me suis dit : « Ah, parce que les Japonais font du whisky ? », mais c’était délicieux. On nous a aussi raconté l’histoire du whisky japonais dans les grandes lignes, et là, j’ai vu les images défiler. Il y avait un truc à faire. Dès que je me suis retrouvé à la maison, j’ai commencé à faire des recherches. Rien n’avait encore été fait sur le sujet, j’ai eu tellement de chance ! Et c’était parti. Ça a pris du temps car à l’époque, je n’en ai pas parlé tout de suite avec Bamboo Grand Angle que je connaissais en tant que lecteur mais pas en tant qu’auteur, et surtout car je commençais tout juste la BD. Et puis il y a 4 ans, comme un diable, c’est ressorti de sa boîte. J’ai commencé à en parler avec Didier Alcante, qui était partant pour le faire ensemble, puis on s’est entendus avec Grand Angle et depuis, les étoiles sont alignées.
Il y a donc un peu de vous dans cet Écossais et cet Irlandais qui découvrent le whisky japonais en même temps que nous à la lecture de la BD !
Fabien Rodhain : Oui, c’est vrai, il y a un peu de ça !
Quel est le lectorat cible de cette BD, un format relativement « classique » comparé notamment au manga, auquel on pense lorsqu’on parle du Japon ?
Fabien Rodhain : Pour moi, Whisky San n’est pas classique, si vous regardez ce que j’ai fait avant ! (rires) Ce sont les mangas qui deviennent classiques. Dans une génération, les jeunes se diront des mangas : « Je veux pas lire ce truc de vieux, moi je veux de la BD franco-belge ». La mode est un éternel retournement. Moi, je garde mes pantalons d’il y a 30 ans parce que je sais qu’ils seront de nouveau à la mode dans 5 ans. Ceci étant, je ne trouve pas Whisky San si classique que ça, car ce que j’ai fait dans le monde de la BD pour l’instant l’est beaucoup plus : dans un univers hyper normé, avec des dessinateurs historiques comme Francis Vallès qui fait de la BD depuis 30 ou 40 ans et notamment dessinateur des Maîtres de l’Orge. Je trouve qu’avec Whisky San, on est dans un format et un dessin qui sont un petit peu plus originaux. Alicia Grande, la dessinatrice, est fan de mangas et je trouve que ça se ressent un peu. J’aime beaucoup l’équilibre de son dessin. Mais pour en revenir à la question, je ne suis justement pas du tout dans mon lectorat cible, et c’est extrêmement plaisant ! Ça doit être ma 10e ou 11e BD et tout ce que j’ai fait avant a toujours porté mes engagements autour de la thématique de la transition environnementale, de la protection de la nature et des générations futures… Là, il n’y a rien de tout cela, ce n’est ni social ni environnemental. Ça m’a même fait du bien car j’ai eu l’occasion de raconter une histoire parce que c’est une belle histoire humaine, sans que j’aie quoi que ce soit à défendre. Non pas dans l’idée de me battre pour que les gens consomment du whisky japonais ou quelque alcool que ce soit, mais juste parce que l’histoire m’a touché. Ne pas avoir d’engagements à défendre donne une distance hyper agréable. C’est que du plaisir, en fait, un gros kif du début à la fin. Et j’espère que ça procurera le même plaisir aux lecteurs !
Avez-vous cherché à transmettre un message particulier, hors de vos engagements sociaux ?
Fabien Rodhain : Non, pour moi, il n’y a pas de message particulier. S’il y en a un, c’est que bien que soit indispensable d’être engagé aujourd’hui, c’est bien aussi de se faire plaisir. Sinon, on ne tient pas.
Vous avez choisi le format one shot, mais d’autres titres, comme les mangas Natsuko no Sake ou Les Gouttes de Dieu, sont des séries complètes, parfois de style shōnen, longues avec des rebondissements… Quels procédés narratifs avez-vous mis en place pour réussir à captiver les lecteur·ices dans cette biographie en un volume ?
Fabien Rodhain : Déjà, ce n’est pas une vraie biographie, c’est une fiction inspirée du réel. Nous nous sommes donné cette liberté et nous avons écrit une mise en garde au début pour bien expliquer que chaque élément n’est pas forcément un fait historique, même si c’est bien entendu tiré de l’histoire vraie de Masaka Taketsuru à 80 ou 90%. L’histoire de sa vie est tout simplement romanesque au possible, c’est un cadeau absolu ! C’est ce qui m’a touché quand j’ai entendu il y a 10 ans un bout de son histoire. Je trouvais incroyable toute son aventure faite d’amour, de voyage à travers des guerres et autour du monde… Il y avait tout, quoi ! Je trouve ça fou qu’il ait fait cela tout en venant d’un Japon qui sort à peine de la féodalité, c’est-à-dire un pays assez conservateur. Nous avons tout respecté de son histoire dans la mesure des informations que nous avons pu rassembler, ce qui n’était pas chose facile car sur Internet et depuis la France, on n’a pas forcément accès à tous les détails. Nous avons donc aussi fait des recherches complémentaires, notamment grâce à une franco-japonaise, Adrienne alias Madame Saké, qui introduit le saké en France et le fait découvrir. Elle va fréquemment au Japon et a réussi à ramener des anecdotes. En termes de procédés, je suis ravi que ce soit un one shot. C’est un bel objet que j’aime avoir dans les mains. Et puis c’est dans l’air du temps. Aujourd’hui, la BD franco-belge est plus là-dedans que dans les grandes sagas. Ça devient un peu compliqué et le lectorat a changé. De plus, on peut s’appuyer sur un des aspects les plus forts de la fiction : le personnage. C’est sa force qui permet de s’identifier, surtout en fiction bien que ce soit aussi le cas dans les biographies. Il faut que ce personnage, Masataka, ait un objectif et rencontre des obstacles. En gros, c’est ça, une histoire. Un des plus grands scénaristes de BD, Jean Van Hamme, le dit : prenez un bon personnage, emmerdez-le, emmerdez-le encore et emmerdez-le toujours. La vie de Masataka est remplie d’éléments dramaturgiques incroyables, donc on les a tous respectés. Par exemple, quand il va en Écosse et qu’il subit évidemment du racisme, ou celui que sa femme subit quand elle va avec lui au Japon, etc. Nous avons ensuite juste un peu comblé les trous pour mettre en œuvre des ressorts scénaristiques qui sont intéressants pour les lecteurs.
Nazir Menaa : Et puis la rivalité entre Masataka Taketsuru et Shinjiro Torii, qui pour le coup se rapproche beaucoup des Gouttes de Dieu, rend l’intrigue très bien rythmée.
Fabien Rodhain : Oui, exactement ! Pareil, c’est cadeau, cette relation de mentorat-rivalité de Masataka avec un homme d’une dizaine d’années de plus que lui, qui l’embauche puis devient son rival et concurrent principal.
Nazir Menaa : Et il n’y a rien de plus shōnen que la rivalité ! (rires)
Comment avez-vous procédé pour réunir les informations inaccessibles depuis la France ? Avez-vous échangé avec des spécialistes du whisky japonais, des descendant·es des personnes liées à Masataka Taketsuru ?
Fabien Rodhain : Pas avec des descendants, non. Adrienne, dont je parlais tout à l’heure, nous a ramené des informations vraiment précieuses, notamment sur la cause de la mésentente de Masataka et Shinjiro. Ce n’était pas facile à trouver ! Pourquoi ils se sont frittés alors qu’ils étaient presque associés ? On ne va pas tout dévoiler ici car ça fait partie de l’histoire, mais c’est Adrienne qui nous a rapporté la réponse en menant l’enquête au Japon. Son aide nous a été très précieuse. Les autres sources, c’était Internet et les livres. Pour ce qui est de la technique du whisky, les sources ne manquent pas car il y a beaucoup de distillateurs. Ils sont par ailleurs de plus en plus nombreux en France, ce qui nous a permis d’avoir des contacts directs. J’ai notamment visité une distillerie magnifique non loin de chez moi, dans l’Isère, dont le distillateur m’a vraiment ouvert les portes et tout expliqué. Et en plus, il travaille dans une tradition proche de celle de Masataka et qui est toujours utilisée aujourd’hui chez Nikka.
Comment le titre « Whisky San » a-t-il été choisi ?
Fabien Rodhain : Je n’en sais plus rien, mais en revanche, je sais que c’est de moi et ça me fait plaisir ! (rires) Ça m’est venu un jour, je ne sais pas comment. Je trouvais que ça sonnait bien et puis c’est resté.
Nazir Menaa : On me l’a toujours présentée avec ce titre, il n’y a pas eu de titre de recherche, de titre de travail ou quoi que ce soit. C’est passé direct.
Fabien Rodhain : Dans la première version avant de travailler avec Bamboo, j’avais d’autres idées, même un proverbe de Masataka ou Shinjiro en japonais qui voulait dire quelque chose comme « n’abandonne jamais ». Mais ça n’aurait pas fonctionné car c’était trop compliqué. Alors que là, soit on comprend, soit ça intrigue. C’est intéressant dans les deux cas.
Vous co-signez le scénario de Whisky San avec Alcante, comme c’est déjà le cas sur votre saga historique Les Damnés de l’or brun. Peut-on y voir une volonté de continuer à travailler ensemble ?
Fabien Rodhain : Nous avons presque fini de scénariser le troisième et dernier tome des Damnés de l’or brun. Pour l’instant, nous n’avons pas d’autres projets, mais nous nous sommes plus ou moins dit qu’il y en aurait, je ne sais pas encore sur quoi. On s’éclate vraiment à bosser ensemble sur ces deux BD et je pense qu’il dirait la même chose. C’est particulièrement le cas sur Whisky San pour laquelle tout a été d’une grande fluidité dès le début et avec tout le monde. Que ce soit entre nous deux, avec la dessinatrice Alicia, la coloriste Tanja ou avec Grand Angle. C’était fou ! Bon, le piège est que ce n’est pas parce que ça a été magique pour Whisky San que ce le sera une autre fois. Chaque histoire est nouvelle. Ce qui est sûr en revanche, c’est que Didier et moi aimons vraiment collaborer ensemble car nous sommes très complémentaires : moi, je suis global, et lui est précis. J’aime bien faire un peu de recherches historiques. Lui, il aime beaucoup faire beaucoup de recherches historiques. Des fois il me recentre, d’autres fois c’est l’inverse. Je trouve qu’il est plus fort pour les scènes d’action par exemple, alors que je pense avoir peut-être plus de facilité sur la psychologie des personnages et les dialogues. On est vraiment complémentaires, on ne se marche pas dessus et on partage tout. J’ai bossé avec d’autres en co-scénario et ce n’est pas toujours aussi bien, aussi fluide. Avec Didier, c’est un pur bonheur.
Avez-vous envie de continuer à faire des BD pour le plaisir, qui ne sont pas forcément engagées ?
Fabien Rodhain : Oui, je l’ai même gravé dans le marbre, en fait. Je me suis dit que je devrais en permanence avoir un projet pur plaisir. Parce que ça me fait du bien de m’éclater, je le vois bien, et ça me permet de travailler autrement l’art du scénario. J’ai quelques petites pistes comme ça. Peut-être avec Didier, d’ailleurs.
Quels sont vos genres de prédilection ou les sujets que vous avez envie d’aborder ?
Fabien Rodhain : Je n’en sais rien. J’aime beaucoup Whisky San parce que c’est une histoire humaine. On pourrait dire que c’est l’histoire du whisky, mais ce n’est pas le principal. Il pourrait même ne pas y avoir de produit. C’est vrai que ça tombe bien car le whisky, surtout japonais, est vraiment à la mode, mais ce n’est pas ce qui nous a lancés dans ce projet. Ce qui nous a convaincus est cette histoire méga touchante, cette histoire entrepreneuriale, d’amour et d’aventure. Et je crois que c’est peut-être le truc qui m’intéresse le plus. Encore faut-il que l’objet soit un petit peu noble. Par exemple, je n’ai aucune envie de raconter l’histoire de Jeff Bezos et autres GAFAM. Même si, au niveau entrepreneurial, on peut se dire que ce sont des gens courageux – ce qui est vrai, ils correspondent bien à la mythologie de celui qui commence dans son garage et ainsi de suite. Mais ça ne m’intéresse pas car l’objet de leur création ne m’intéresse pas. Voire même, il me repousse. Donc je n’ai en rien envie de raconter une jolie histoire humaine basée sur des gens qui ont créé des choses que j’ai envie de combattre.
Ce projet vous a-t-il donné envie d’approfondir le sujet du whisky et du Japon ?
Fabien Rodhain : Carrément. C’est incroyable car on voyage dans son bureau. C’est un drôle de truc, quand même. Des fois, je vais dire à ma femme : « Je viens de passer la journée sur l’île d’Hokkaïdo ». Et c’est comme si c’était vrai, car on fait des recherches, on est dedans. Je calcule des distances pour voir s’il est cohérent que Masataka fasse le trajet en train en une journée en 1918, etc. On y est peut-être presque plus que des gens qui y voyagent en vrai, mais qui vont d’hôtel en hôtel sans s’intéresser à la culture. Pour construire une histoire et être un peu crédible sans être spécialiste, il faut vachement s’intéresser à la culture. Pour moi, ça passe aussi par le cinéma, en observant la manière de parler d’un Japonais qui va être dans le respect, ou d’un chef japonais qui va être dans l’humiliation. Donc je crois qu’on est obligé, comme un acteur, de se remplir de culture pour pouvoir faire quelque chose qui soit un minimum crédible. Et encore, je parle de détails, mais je reste assez global comparé à Didier, comme je le disais tout à l’heure. Prenons cette planche par exemple. Didier adorant le Japon, il y est allé plusieurs fois et nous a expliqué que des tatamis ne doivent jamais former de croix. Alors la planche a été retouchée trois ou quatre fois, je crois. Il y a peut-être des erreurs dans l’album, et le but n’est pas d’être perfectionniste au point de ne faire aucune erreur, car Didier et moi ne sommes pas japonais, après tout. Mais ce que je veux dire, c’est que ce niveau de détails peut permettre d’éviter à un lecteur japonais ou qui connaît bien la culture japonaise d’être brusquement sorti de l’histoire par une erreur grossière au lieu de profiter de ce que la planche est en train de lui raconter.
En réalité, j’ai toujours eu une sorte d’attrait pour le Japon, voire de fascination sur certains points, mais la création de cette BD, c’est beaucoup de voyages qui ont forcément suscité un intérêt encore plus grand. D’autant plus que l’histoire du whisky japonais possédait un élément qui m’intéressait énormément. Ça ne transparaît pas forcément dans l’album, mais c’est quelque chose que je trouve profondément japonais, qu’on retrouve dans plein de productions : la pratique de commencer par observer, puis faire le même genre de choses si c’est utile, et enfin améliorer et exceller. Prenons l’exemple des voitures. Moi, quand j’étais gamin, on se moquait des voitures japonaises pas belles. Mais pourquoi elles n’étaient pas belles ? Parce que les constructeurs étaient encore au stade de l’imitation. Ensuite, ils ont fabriqué des voitures d’une qualité irréprochable – c’est le kaizen, l’idée du zéro défaut. Et maintenant, Toyota est numéro un dans le monde. C’est une mentalité que je trouve incroyable. Je cite la voiture, mais on pourrait parler des ordinateurs, de l’électronique, ou de mille autres choses. Moi, ce qui m’a passionné dans l’histoire de Masataka, c’est ce côté interculturel : le grand voyage de Masataka, dont nous n’avons pas pu raconter toutes les étapes, l’a aussi fait passer pas la Californie pour étudier les vins et techniques de vieillissement, à Bordeaux pour étudier les fûts en chêne notamment, puis en Écosse. Il est donc allé s’imprégner d’un bout de culture américaine, française et écossaise pour faire du whisky. Ces croisements culturels sont absolument passionnants.
Nazir Menaa : Masataka a fait cet effort d’aller dans d’autres pays apprendre leur culture, malgré toutes les difficultés que cela impliquait à l’époque. On a un peu tendance à l’oublier car tout semble accessible aujourd’hui, mais c’était extrêmement compliqué et ces échanges avaient tout de même lieu.
Cette qualité interculturelle s’exprime jusque dans le quatuor d’auteur·ices !
Fabien Rodhain : Oui, c’est vrai ! On a de l’Écosse par le contexte, du Japon par le contexte et Adrienne, on a du Français, du Belge et de l’Espagnol. C’est pas beau, ça ?
Nazir Menaa : Ça nous donne un bouquin international, du coup !
Fabien Rodhain : Vivement qu’il sorte au Japon ! (rires)
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