
France Sushi : Pour commencer, pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?
Camille Semionoff : C’est Saphia qui a initié ce projet en partant d’un constat paradoxal : elle faisait attention à sa consommation, privilégiant le bio et le local, mais lorsqu’elle se rendait dans des épiceries fines japonaises ou des grandes surfaces, elle ne trouvait que des produits industriels, ultra-transformés et importés de l’autre bout du monde. Elle s’est alors demandé s’il était possible de concilier une alimentation saine et locale avec la cuisine japonaise. Son projet initial était de proposer des box de soupe miso et elle est partie à la recherche d’algues kombu, de shiitakés, de dashi et de miso produits localement. Elle a entrepris un tour de France pour rencontrer des producteur·ices et a ainsi découvert qu’il était possible de sourcer les ingrédients essentiels de la cuisine japonaise en France.
Moi, j’avais un parcours commercial dans des startups à impact de la food. Lorsque nous nous sommes rencontrées, plutôt que de cibler uniquement le grand public avec des box, nous avons décidé de nous tourner vers les chef·fes, notamment les japonais·es qui ont aujourd’hui entre 50 et 60 ans et ont une certaine expérience dans la restauration japonaise. Nous avons rencontré des chef·fes parfois ami·es de ma mère comme Nakayama Toyomitsu du restaurant Toyo, Noriko Miura de chez Ogata, ainsi que Kaori Endo, ancienne cheffe du Petit Keller et Nanashi. Nous leur avons présenté nos produits, notamment du miso non pasteurisé, et leurs retours ont été très positifs. On y retrouve une saveur pure et authentique, grâce à ces producteur·ices qui savent reproduire les savoir-faire ancestraux du Japon.
Cette validation par des expert·es nous a encouragées à aller plus loin. Nous avons commencé à générer des ventes et nous sommes aujourd’hui incubées au Marché International de Rungis jusqu’en novembre 2025. Nous sommes accompagnées par Samuel Nahon, fondateur de Terroirs d’Avenir, qui nous aide dans notre développement.
Quelles sont les différentes activités de Panko ?
Camille Semionoff : Tout d’abord, il y a la distribution de produits japonais sourcés en France. Mais nous faisons d’autres choses en parallèle, notamment la mise en relation des producteur·ices français·es entre elles et eux. Par exemple, nous avons aidé un producteur d’ail noir à lancer sur le marché une sauce à l’ail noir façon teriyaki, dont l’offre est très réduite du côté de l’import, qui est aujourd’hui distribuée par des grossistes comme Pomona. Nous sommes missionnées à la demande des client·es, pour trouver des ingrédients et développer une production à grande échelle. Et enfin, nous travaillons avec une journaliste culinaire japonaise sur la création d’un produit sous notre marque, un bouillon japonais sans additifs, car les bouillons actuels contiennent souvent des produits controversés comme le E621, un exhausteur de goût aux effets potentiellement neurotoxiques, interdit en agriculture biologique en Europe mais présent dans de nombreuses sauces japonaises conventionnelles. Notre objectif est de proposer des alternatives saines et naturelles, fabriquées en France dans la mesure du possible, tout en valorisant les producteur·ices français·es capables de recréer des produits essentiels de cette gastronomie.

Les producteur·ices avec qui vous travaillez aujourd’hui étaient-ils et elles déjà impliqué·es dans la fabrication de produits japonais ?
Camille Semionoff : Nous collaborons avec des producteur·ices passionné·es et expérimenté·es, souvent en reconversion professionnelle. Par exemple, Hervé, fondateur de Kura de Bourgogne, est un ancien chimiste ayant vécu au Japon qui a décidé un peu avant le Covid de proposer les bases de la cuisine japonaise en France et à partir de produits français. Il retrouve notamment la chimie dans la fermentation des aliments et est donc très à l’aise avec ce savoir-faire. Un autre producteur cultive des shiitakés sur des bûches en bois, une méthode traditionnelle japonaise qui préserve les saveurs et la richesse en umami. Contrairement aux shiitakés cultivés sur substrat artificiel, ses champignons mettent un an et demi à pousser, mais leur qualité gustative est incomparable.
Pensez-vous qu’il soit possible de tout produire en France ?
Camille Semionoff : Nous faisons face à certaines limites. Par exemple, la bonite à ventre rayé, nécessaire pour le katsuobushi, ne se trouve pas dans nos eaux et doit être pêchée dans l’océan Indien. De plus, l’Union européenne a interdit l’importation de katsuobushi fumé à cause du risque de contamination par une bactérie cancérigène. Mais pour contourner cette interdiction, certaines fabriques de transformation ont vu le jour en Bretagne et en Espagne. Le kombu présente aussi un défi. En Bretagne, on cultive la Saccharina latissima, différente du kombu japonais (Saccharina japonica), qui n’est pas cultivable en France. Nous pouvons cependant l’importer. En revanche, certaines choses sont tout à fait possibles, par exemple produire du miso de qualité en France, à partir de soja bio et non OGM associé à un sel de qualité. Nous mettons un point d’honneur à choisir des ingrédients sains.
L’importation de certains produits est aussi compliquée à cause des contraintes logistiques. Par exemple, les produits japonais mettent aujourd’hui 3 mois à arriver en France à cause des attaques de pirates au niveau du canal de Suez, obligeant les bateaux à contourner l’Afrique. Importer des produits frais devient donc un défi majeur.
Selon vous, est-il viable de produire en France ou dans l’Union européenne ces produits japonais difficiles à importer en raison de la réglementation ou de ces délais ?
Camille Semionoff : C’est une question que je me pose quotidiennement. Aujourd’hui, nous travaillons principalement avec des professionnel·les. Notre catalogue est référencé dans l’annuaire d’Écotable et nos client·es sont essentiellement de jeunes chef·fes de 30 ans, labellisé·es Écotable, engagé·es sur les enjeux environnementaux et curieux·ses, qui proposent une cuisine d’inspiration japonaise en sourçant des produits japonais importés, mais aussi en travaillant avec nous sur nos alternatives locales. Nous avons une certaine clientèle sur tout ce qui est à base de soja, qui peut être cultivé et produit à grande échelle en France à des prix compétitifs. En revanche, d’autres produits comme les sauces soja bio françaises non pasteurisées posent problème : bien que de très bonne qualité, elles sont plus chères que les références importées. Aujourd’hui, les chef·fes hésitent encore à franchir le pas, car l’offre de sauces soja importées est très large, allant de marques grand public à des sauces artisanales fermentées pendant 5 ans. C’est compliqué de trouver notre place sur certains produits. Là où nous trouvons notre valeur ajoutée, c’est sur des produits japonais faits en France sans équivalent dans l’importation. Par exemple, la poudre de mugicha, idéale pour les crèmes dessert, les pâtisseries ou encore les cocktails. Nous proposons également une bière artisanale au matcha, produite en Bourgogne à partir de riz rond japonais de Camargue, de kōji, de céréales torréfiées et de matcha.
Pour en revenir à la question de la viabilité de la fabrication de produits japonais made in France, je pense qu’il est encore trop tôt pour l’assurer catégoriquement, mais nous voyons des signaux encourageants. Par exemple, la société Algolesko, basée en Bretagne, est une grande productrice d’algues et leur premier marché est le Japon pour le wakamé frais, car depuis Fukushima, le Japon préfère l’acheter à l’étranger.
L’objectif n’est pas de remplacer l’importation, mais d’offrir une alternative viable sur certains produits, comme ceux à base de soja dont la culture est en expansion en France, en commençant par des ingrédients-clés et en élargissant progressivement notre gamme.

Vous avez aujourd’hui une trentaine de produits essentiels japonais à votre catalogue. Pensez-vous l’élargir ?
Camille Semionoff : Oui, mais nous n’avons pas encore de vision figée, car notre point de départ est toujours la rencontre avec les producteur·ices et leurs idées. Par exemple, nous avons déjà proposé du miso aromatisé au piment d’Espelette ou au citron de Menton. Il existe aussi du miso à l’ail noir ou aux noisettes chez ¿adónde? à Paris, qui peuvent être des pistes intéressantes. C’est donc en rencontrant les personnes qui ont ces idées innovantes et passionnantes que nous nous développons.
L’épicerie Panko ouvrira-t-elle un jour son catalogue aux particulier·ères ?
Camille Semionoff : Au départ, nous avons travaillé avec des restaurants indépendants à Paris, mais cela s’est révélé très chronophage. Nous passions beaucoup de temps en rendez-vous pour de petites commandes. Ce fut néanmoins une phase essentielle pour comprendre le marché et les tendances. Progressivement, nous avons commencé à collaborer avec des groupes de restaurants, ce qui nous permet de gérer des volumes plus importants. Nous travaillons par exemple avec le groupe Fuga Family, qui possède 5 restaurants dont Francette, où la cheffe est Marie Paco, ancienne candidate de Top Chef, et Riviera Fuga, un restaurant italo-japonais dirigé par Stéphanie Moquet. Ces restaurants sont engagés dans une démarche responsable et privilégient les produits locaux. Nous collaborons également avec Yatai Ramen pour leur fournir des bières au matcha et au gingembre. Pour l’instant, nous essayons de nous adresser au mieux à notre cible. Certains produits, comme ces bières aromatisées, intéressent particulièrement les chaînes de restauration rapide et les cantines de ramen franchisées. Nous étudions aussi la possibilité de travailler avec la restauration collective prestige, qui est soumise à un cahier des charges strict et qui a tendance à revendiquer une approche plus responsable en matière d’approvisionnement.
Comment développez-vous vos produits ?
Camille Semionoff : Nous avançons sur 2 axes. D’une part, avec des producteur·ices qui ont des idées innovantes, et d’autre part, avec les chef·fes qui expriment des besoins spécifiques. Nous sommes vraiment encore en phase de test, cherchant à identifier la demande, les opportunités dans la restauration gastronomique et commerciale, tout en collaborant avec les producteur·ices qui ont des projets.
Y a-t-il une personne qui vous inspire particulièrement dans votre démarche ?
Camille Semionoff : J’aime beaucoup ce que fait Kaori Endo, notamment en élaboration des recettes. C’est une femme entrepreneure, qui a travaillé chez Rose Bakery et qui a créé les restaurants Nanashi, premiers restaurants fusion sains. Sa cuisine, sa vision des choses et de la vie me correspondent beaucoup.
En quoi consiste votre collaboration avec l’incubateur du Marché de Rungis ?
Camille Semionoff : En France, plusieurs incubateurs aident les personnes porteuses d’un projet à le structurer et l’accélérer, peu importe à quel stade il en est. Ces programmes soutiennent notamment ceux ayant un impact social et environnemental. Avec Saphia, nous avons cherché un programme spécialisé dans l’alimentaire, et c’est ainsi que nous avons intégré l’incubateur du Marché de Rungis. Pendant un an, nous bénéficions de formations, individuelles et collectives, et d’un mentorat pour nous accompagner dans tous les aspects du développement : commerce, communication, marketing, finance, réseau…

Vous mentionniez plus tôt votre mère et les chef·fes qu’elle connaissait. Travaille-t-elle aussi dans le milieu de la restauration ?
Camille Semionoff : Ma mère travaille dans la mode depuis 30 ans. Elle était acheteuse, puis elle a lancé sa propre marque il y a 7 ans. J’ai remarqué que le monde de la mode et celui de la gastronomie de niche sont très liés, notamment à Paris. Des agences mêlent aujourd’hui la création textile, culinaire, voire scénographique, et il y a tout un monde qui vit autour de celle-ci. Cet univers est très ancré dans Paris, et j’ai toujours été plus ou moins proche du monde de la mode et de la gastronomie. J’ai grandi en allant manger chez Kunitoraya, j’allais en vacances avec les filles du chef Nomoto… J’ai donc toujours vécu depuis mon enfance dans cette diaspora japonaise, très entrepreneuriale. C’est toute une génération de Japonais·es qui se sont installé·es en France dans les années 90 et y ont fondé une famille. Je suis en permanence entourée de personnes d’origines diverses issues de cette immigration et je me sens très bien dans cette mixité culturelle. Pour moi, il allait de soi d’incarner cette nouvelle génération métissée à travers la gastronomie. C’est aussi pour cette raison que je touche les chef·fes de ma génération, car c’est une évidence pour elles et eux aussi de proposer ce genre de produits. Il est peut-être un peu tôt – les chef·fes plus âgé·es bloquent encore –, mais la nouvelle génération bouscule volontiers les habitudes ! Aujourd’hui, la gastronomie japonaise est en plein essor, mais elle est très segmentée. D’un côté, il y a une haute gastronomie très exclusive, où un repas chez un maître sushi peut coûter plusieurs centaines d’euros. De l’autre, une street food en plein développement, avec des cantines spécialisées dans les ramen, les udon et d’autres plats populaires. Une nouvelle tendance émerge : la fusion japonaise revisitée, où l’on voit apparaître des concepts comme les sushi tacos. Ce n’est pas forcément ce que je consomme, mais cela reflète l’évolution des goûts et des attentes des nouvelles générations. Notre objectif est d’accompagner cette évolution en proposant des produits authentiques, qualitatifs et adaptés à ces nouvelles tendances gastronomiques.
Comment distribuez-vous vos produits ?
Camille Semionoff : Pour l’instant, notre distribution est concentrée sur Paris et la proche banlieue, notamment dans les Hauts-de-Seine. Jusqu’à récemment, nous assurions nous-mêmes la livraison, ce qui devenait de plus en plus complexe à gérer. Nous avons donc fait le choix de sous-traiter la logistique à un entrepôt situé dans le Marais, qui stocke nos produits et assure les livraisons par vélo-cargo dans tout Paris. Ce modèle nous permet de garantir une distribution efficace et respectueuse de l’environnement, tout en optimisant notre temps et nos ressources. Pour ce qui est du reste de la France, nous collaborons par exemple avec les Cures Marines à Trouville, un hôtel du groupe Accor qui propose des séjours bien-être. Cet établissement s’inscrit dans une démarche axée sur la santé et le bien-être, en cherchant à offrir une cuisine saine et locale à ses client·es.
Est-il difficile de s’imposer face aux importateurs traditionnels, ou à une potentielle réticence de la part des chef·fes ?
Camille Semionoff : Je n’ai jamais vu de vraie réticence à utiliser des produits français plutôt qu’importés. Il y a une véritable curiosité de la part des chef·fes qui sont ouvert·es à la découverte de nouvelles alternatives locales. Il est vrai que concurrencer certains produits est difficile, surtout lorsqu’il s’agit de produits artisanaux avec un goût et une identité bien spécifiques. Le kombu français n’a pas le même goût que le kombu japonais ; une sauce soja fermentée pendant 5 ans à Kanazawa aura forcément des qualités incomparables… Un autre obstacle peut aussi être le prix. Certaines personnes, comme les chef·fes plus âgé·es, étoilé·es, ayant l’habitude de travailler avec les produits du Japon, auront tendance à préférer continuer sur cette lancée. Pour autant, nous avons trouvé notre place en nous adressant principalement aux chef·fes engagé·es dans une démarche éco-responsable, ainsi qu’à celles et ceux qui recherchent l’innovation et la création. La nouvelle génération est présente, mais je trouve qu’on ne l’entend pas beaucoup. Nous avons beaucoup de choses à dire, mais il me semble que chacun·e vit encore dans son coin, essaie de se trouver et de se connaître, mais qu’il nous manque la mouvance de s’interroger ensemble sur qui nous sommes aujourd’hui et comment le traduire.