
Il lui tient à cœur de transmettre son savoir, d’offrir aux jeunes bartenders des opportunités et de faire connaître les spiritueux japonais, comme lors de cette masterclass accompagnée d’un workshop de création de cocktails à base de shōchū à l’atelier de mixologie Colada à Paris.
Bien qu’ils possèdent plus de 500 ans d’histoire, les spiritueux japonais sont encore méconnus en dehors du Japon. Christophe Davoine nous emmène direction le sud du Japon, dans la préfecture de Kagoshima. Elle bénéficie d’un climat doux en hiver et plus rude en été, saison marquée par une chaleur et une humidité intenses, favorisant une faune et une flore luxuriantes. La gastronomie de Kagoshima est elle aussi riche et diversifiée, connue notamment pour le fameux bœuf local. La technique pour repérer les véritables shōchū de Kagoshima : cherchez sur l’étiquette une petite théière, un des éléments emblématiques de la culture de Kagoshima et traditionnellement utilisée pour servir le shōchū réchauffé.
Masterclass
L’histoire du shōchū
Le shōchū, littéralement « alcool brûlé », est un spiritueux issu d’un processus de distillation appliqué à un liquide alcoolisé et qui nous évoque, en Europe, l’étymologie du mot « brandy », issu du hollandais « brandewijn » signifiant « vin brûlé » et qui réfère également à une technique de distillation.
L’histoire de la fermentation du riz pour en faire une boisson alcoolisée remonte au IIIe siècle, où elle était déjà pratiquée dans le cadre de rites shintō. Le kuchikami zake était ainsi préparé par les miko, jeunes femmes travaillant dans les temples, qui mastiquaient du riz cuit à la vapeur avant de le recracher dans des jarres pour le laisser fermenter naturellement, après quoi il était utilisé lors de pratiques sacrées. L’introduction de la distillation au Japon reste assez floue, mais elle aurait été amenée par les échanges commerciaux avec la Chine, la Corée et le royaume de Ryūkyū (actuel Okinawa). La plus ancienne trace de distillation a été retrouvée à Kagoshima sous la forme d’une annotation laissée par un charpentier sur une poutre de temple, se plaignant que le moine responsable ne lui avait pas offert de shōchū en guise de récompense comme il était d’usage.
L’Awamori, produit à Okinawa depuis le XVIIe siècle, est considéré comme le plus ancien shōchū du Japon, bien que cette appellation soit aujourd’hui un alcool à part entière et non considéré comme un shōchū. C’est à la même époque que la culture de la patate douce fut introduite et adoptée progressivement à Kagoshima.
La fabrication
Aujourd’hui, la production de Honkaku shōchū, ou shōchū authentique, est principalement concentrée dans le sud du Japon, en raison des conditions climatiques propices à la fermentation. Divers ingrédients sont utilisés pour sa fabrication : patate douce, orge, riz, sucre brun, sarrasin et bien d’autres. Chaque matière première confère des caractéristiques gustatives distinctes au produit final. Il existe plusieurs appellations selon la région de production et les ingrédients utilisés, mais cette masterclass se concentrait sur 2 appellations de Kagoshima : les Satsuma shōchū à base de patate douce, et les Kokutō shōchū d’Amami à base de sucre brun.
Afin de comprendre véritablement le shōchū, il faut d’abord saisir comment sont fabriqués ceux à base de patate douce qui sont emblématiques. On peut ensuite s’intéresser à comment y ajouter de la châtaigne et autres matières premières.
La plupart du temps, la fabrication commence avec du riz, même pour le shōchū de patate douce. On prend donc du riz que l’on lave, cuit à la vapeur, puis que l’on polit à environ 10%, un taux très courant pour le riz de consommation au Japon. Contrairement à certaines appellations de saké, le taux de polissage n’a pas d’impact significatif ici. Une fois le riz cuit, on y ajoute du kōji. L’une des caractéristiques essentielles du shōchū est l’utilisation de ce kōji pour faciliter la transformation de l’amidon en sucre fermentescible.
Si l’on prend du riz broyé, que l’on y ajoute de l’eau et des levures, rien ne se passe. Pour déclencher une fermentation alcoolique, le sucre doit être accessible aux levures, car c’est leur source de nourriture. Dans le cas du jus de raisin, la fermentation se fait naturellement car les sucres sont directement disponibles, mais pour les céréales comme le riz, un autre processus est nécessaire. En Europe, pour le whisky, on utilise le maltage, qui convertit l’amidon en sucres fermentescibles. Dans le cas du shōchū, c’est le rôle du kōji.
Le kōji est une moisissure microscopique qui se développe sur le riz cuit à la vapeur et transforme son amidon en sucres simples. Il joue également un rôle aromatique en fonction de sa variété. On distingue trois principaux types de kōji : le jaune, principalement utilisé pour le saké, qui apporte des notes sucrées, ainsi que le blanc et le noir, qui développent de l’acidité, notamment de l’acide citrique, ayant un effet antiseptique sur le moût.
Christophe Davoine a pu visiter une fabrique de kōji et a appris qu’étrangement, si l’on tente de développer du kōji en dehors du Japon, il devient souvent toxique. Certaines personnes ont acheté du kōji au Japon pour le cultiver en France, mais sans succès. Il semble que l’environnement japonais ait des conditions uniques favorisant son développement. Selon le Dr Yamamoto, le kōji est un élément clé de la longévité des Japonais·es. Il est omniprésent dans leur alimentation : sauce soja, pickles, saké, shōchū…
Une fois le riz cuit à la vapeur, on sélectionne le kōji approprié, on le mélange à une partie du riz et on laisse le tout se développer dans des chambres en bois sous contrôle strict de la température et de l’humidité. Le kōji se développe en deux phases de 20 heures chacune : la première à 40-42°C, puis la seconde à 30-35°C. Après cette incubation, le riz devient poudreux. Ensuite, on ajoute de l’eau et des levures. L’eau joue un rôle essentiel dans la fermentation, influençant les caractéristiques du produit final en fonction de sa provenance. De grandes sociétés investissent énormément en recherche et développement sur les levures, qui ont un impact significatif sur les arômes et la production d’alcool.
La première fermentation est lancée en combinant le riz fermenté avec de l’eau et des levures. Elle dure plusieurs jours, générant alcool et dioxyde de carbone. Puis vient la seconde fermentation, où l’on incorpore la 2e matière première, comme la patate douce. Celle-ci est cuite à la vapeur, réduite en purée et mélangée avec le ferment. Durant cette phase, le kōji continue son action, transformant l’amidon de la patate douce en sucres fermentescibles, ensuite convertis en alcool. Il existe de nombreuses variétés de patates douces, mais la Kogane Sengan est la plus représentative. Elle est appréciée tant pour la fermentation que pour la consommation en plat ou en pâtisserie.
Par ailleurs, certain·es producteur·ices sont très attentif·ves à la qualité de leurs produits et possèdent leur propre exploitation de patates douces. Les patates peuvent ainsi être récoltées au moment optimal, lavées, coupées et fermentées immédiatement, ou bien être congelées pour pouvoir produire du shōchū toute l’année.
Après fermentation, on obtient un moût titrant entre 14 et 19 % d’alcool. La distillation s’effectue ensuite en une seule fois, selon 2 méthodes : atmosphérique ou à pression réduite. La distillation atmosphérique utilise des alambics en bois traditionnels, tandis que la distillation à pression réduite permet d’abaisser la température d’ébullition et d’extraire différents arômes.
Le shōchū obtenu titre généralement autour de 45 %, mais avant d’être mis en bouteille, il subit une phase de repos ou de vieillissement. La majorité des shōchū ne sont pas vieillis, mais reposent 6 mois minimum en cuves inertes (inox ou émaillées). D’autres sont vieillis en jarres, dont l’effet alcalin atténue l’acidité et apporte de la rondeur. Certains producteurs utilisent également des fûts de chêne, mais la coloration doit rester légère pour respecter la classification du shōchū.
Il y a actuellement une tendance chez certain·es producteur·ices à vouloir surfer sur la vague du whisky japonais en proposant des shōchū vieillis plus longuement. Certains résultats sont très intéressants, d’autres moins. Cela crée une catégorie hybride qui n’est ni tout à fait du shōchū, ni du whisky. Quelques marques produisent désormais du whisky à base de riz fermenté au kōji, une catégorie qui a été codifiée. D’ailleurs, un Français a réussi à produire du whisky avec une méthode différente du kōji traditionnel.
Enfin, on procède à la dilution, car la plupart des shōchū sont consommés à 25% d’alcool. Certaines préfectures abaissent encore ce taux à 20%. Ainsi, malgré une distillation unique, le shōchū conserve une richesse aromatique exceptionnelle. Certaines marques ne réduisent pas leur shōchū à 25%, préférant le conserver à 40. Cela change complètement l’expérience de dégustation. On a parfois l’impression d’avoir deux spiritueux différents : à 25°, le shōchū reste doux et abordable, tandis qu’à 40°, il révèle une intensité et une complexité surprenantes. C’est étonnant de voir des produits de qualité se vendre à des prix aussi accessibles, autour de 12 à 15 euros la bouteille.
Les bars à shōchū de Kagoshima illustrent la diversité de cette boisson : choix de la matière première, type de kōji, mode de fermentation et de distillation. Les possibilités sont infinies et en font un spiritueux unique et fascinant.
Un petit point sur le côté umami, car c’est une saveur dont on parle beaucoup au Japon. Ce sont les acides aminés que l’on retrouve dans différents aliments, répartis en trois catégories principales. La première regroupe les aliments riches en glutamate, comme les algues, les asperges, les noix, la tomate ou encore le parmesan. Ensuite, on trouve les acides nucléiques, présents dans le poisson séché, la bonite, les champignons ou la charcuterie. Enfin, la dernière concerne l’acide succinique, plus spécifiquement associé aux produits de la mer et aux mollusques. Toutes les saveurs – sucrées, salées, acides, amères et umami – sont intensifiées dans le shōchū par le kōji, un ingrédient clé qui permet de développer des arômes profonds et savoureux.
Les modes de consommation
Le shōchū peut se boire pur, dilué avec un peu d’eau, avec de l’eau chaude ou sur glace. L’une des façons les plus populaires de le boire reste sur glace, ce qui adoucit sa saveur et en révèle les arômes. Il est aussi de plus en plus utilisé en cocktail, même si cela reste marginal dans la pratique japonaise.
Avec plus de 500 ans d’histoire, le shōchū est ancré dans la culture japonaise. Cependant, les jeunes générations le perçoivent souvent comme une des boissons de leurs grands-parents, qu’ils jugent parfois trop forte ou trop marquée, notamment les versions à base de patate douce. Pour attirer un public plus jeune, les producteurs expérimentent avec les levures, produisant des shōchū aux arômes plus floraux et fruités. De plus, les chūhai, boissons en canette à base de shōchū et souvent aromatisées au citron, connaissent un grand succès en offrant une alternative plus légère et rafraîchissante.
En France, la consommation du shōchū reste confidentielle, mais les amateur·ices de spiritueux y trouvent un intérêt croissant. Les producteur·ices japonais·es préconisent souvent de le boire avec de l’eau gazeuse, une méthode populaire au Japon. L’eau gazeuse japonaise, très pétillante, renforce la légèreté du shōchū et en exalte les arômes. La qualité de la glace, omniprésente au Japon, joue aussi un rôle important dans l’expérience de dégustation.
Un autre mode de consommation intéressant est l’oyuwari (avec de l’eau chaude). Attention à la température : trop chaude, elle exacerbe l’alcool, tandis qu’à 50-60 °C, elle met en valeur les arômes tout en apportant une sensation douce et enveloppante. Idéal en fin de repas !
Au Japon, la consommation d’alcool est souvent associée aux repas. Contrairement à la tradition occidentale de l’apéritif suivi du repas, on boit et mange en même temps. Dans les izakayas, on commande de la bière, des spiritueux et des plats qui se dégustent ensemble. Le shōchū accompagne ainsi un repas du début à la fin, sa grande versatilité lui permettant de s’associer à une large variété de mets. En jouant sur les modes de préparation, on peut découvrir différentes facettes du shōchū au cours du même repas, en profitant pleinement de sa richesse aromatique.
Atelier avec Colada et Dégustation
Uruwashi Black – Jikuya Shuzо̄
Mme Maiko Jikuya, PDG de la distillerie Jikuya Shuzō, a fait le déplacement pour nous parler de son shōchū. Élue en 2024 présidente de l’Association des jeunes brasseur·euses de la préfecture de Kagoshima, elle représente la 4e génération de sa distillerie, fondée en 1910. Après des études en fermentation à l’Université d’Agriculture de Tōkyō et une carrière de 7 ans dans la finance aux États-Unis, elle a repris la direction de l’entreprise en 2016. Sous sa direction, la distillerie a innové en diversifiant les types de kōji et de riz utilisés pour la fabrication du shōchū, notamment en expérimentant avec du kōji noir. Encore non distribué en France, le shōchū qu’elle nous proposait à la dégustation a la particularité d’avoir été fabriqué avec du riz de table, qui pose la difficulté d’être très agglutinant, et avec du kōji noir, lui aussi compliqué à utiliser puisqu’il contient plus de bactéries que le kōji blanc, pour la première fois de l’histoire de la distillerie. Cette dernière utilise également une eau de source extrêmement pure, ce qui confère à ses shōchū une douceur particulière. Celui que nous avons dégusté est un shōchū de patate douce, avec une saveur emblématique comprenant des notes florales de rose et de litchi qui proviennent de la patate douce.
Mme Jikuya conseille de le déguster de façon différente en fonction des plats qu’il accompagne : en oyuwari avec des repas bien chauds comme les nabe, mais sur glace avec les mets frais et crus comme les sashimis.
Envelhecida – Denen Shuzо̄
Le 2e shōchū de la dégustation est lui aussi à base de patate douce et en provenance de Kagoshima. Il est produit par la distillerie Denen Shuzō, récompensée plusieurs fois à Kura Master dans la catégorie des shōchū vieillis.
Dans le vieillissement du shōchū, l’équilibre est délicat à trouver. Il faut parvenir à garder l’identité du shōchū tout en permettant au bois d’apporter ses nuances, sans qu’il ne prenne le dessus. Ici, nous trouvons un équilibre intéressant. Ce shōchū titre à 25 % d’alcool et son prix au Japon est d’environ 2 000 yens. Il possède une belle couleur, à la limite de la coloration maximale autorisée pour conserver son appellation. Il est distribué en France par Galerie K.
Yayoi Gold – Yayoi Shōchū Jōzō
Le shōchū suivant est un Kokutō produit sur les îles Amami où la culture et la distillation de la canne à sucre ont été développées sous l’occupation des États-Unis puis ont perduré. Alors que la distillation de la canne à sucre était interdite au Japon, seules les îles Amami y étaient autorisées. Aujourd’hui, pour produire ce shōchū, on commence par faire fermenter du riz auquel on ajoute ensuite du sucre brun pour la seconde fermentation. Il est souvent tentant de comparer ce shōchū à du rhum, car ils partagent la même matière première. Toutefois, la différence essentielle réside dans l’utilisation du kōji, qui confère au shōchū une identité propre. Le vieillissement en fût apporte des notes vanillées, renforçant encore son caractère unique. Ce shōchū est à retrouver en France chez Osake.
Daiyame – Hamada Shuzо̄
M. Hamada, président de la distillerie, est également celui de l’Association des producteur·ices de shōchū de Kagoshima. Les saveurs de rose et de litchi sont fortement présentes dans Daiyame, qui est distribué en France par Galerie K. Il est fabriqué à l’aide d’une technique singulière de maturation des patates douces : on les fait reposer 2 à 3 mois avant de les cuire, afin de permettre à des parfums uniques de se développer – d’où son côté si fruité. La distillerie Hamada a créé Daiyame à l’occasion de ses 150 ans, et il a été primé meilleur shōchū lors du Concours International des Vins et Spiritueux (IWSC) de Londres en 2019.